J'avais 21 ans quand ma mère m'a acheté mon premier costume. La jupe et le blazer assortis étaient imprimés pied de poule, terriblement mal ajustés sur mon corps plus-size et me semblaient, du moins à mes yeux, comme une relique du passé. J'allais bientôt commencer un stage dans un magazine féminin assez réputé et pour ma mère (qui est entrée sur le marché du travail au milieu des années 70 et qui a porté un costume pour son travail d'enseignante tous les jours jusqu'à sa retraite), il semblait évident que j'aurais besoin d'une telle tenue. Elle n'a pas réalisé que j'étais déjà allée dans ce bureau, où j'ai rencontré une foule de fashionistas portant des jeans déchirés à la mode, des t-shirts rayés avec des pantalons taille haute, et beaucoup d'autres styles beaucoup plus "décontractés" que "professionnels". J'étais donc assez horrifiée par la tenue et je ne l'ai jamais portée (désolée, maman).
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Il est fort possible que mon dégoût pour l'ancien numéro de pied-de-poule soit en partie dû au fait que ma génération s'est éloignée des vêtements de bureau traditionnels. Comme l'a déclaré Vogue en 2018 : "L'idée de vêtements de travail, ou plus précisément, d'un costume pour femme, devient de moins en moins pertinente dans de nombreux cas, y compris dans les secteurs des technologies et des start-ups, à mesure que la culture de bureau devient plus progressiste et plus orientée vers la communauté".
Ces changements se produisent dans tous les secteurs et touchent tous les genres. En 2019, le Parisien a publié un rapport : "Le marché des ensembles veste-pantalon de même étoffe, et même couleur s'est considérablement rétréci, chutant de près de 60 % en moins d'une décennie. Selon les dernières données de l'institut Kantar, il se vend désormais dans notre pays 1,36 millions de costumes par an contre 3,3 millions en 2011. [...] Parallèlement, le nombre de cravates achetées chaque année a, sans surprise, suivi le même rythme, dégringolant de 3 millions en 2012 à 1,42 aujourd'hui".
J'ai travaillé dans cinq bureaux depuis mes études universitaires (tous pour des emplois dans l'édition et les médias numériques) et j'ai rarement vu un costume. Pour moi, porter un ensemble a toujours semblé signifier avoir un sens clair du style personnel, une volonté d'expérimenter avec les vêtements ou un don pour créer le genre de look que l'on veut afficher sur Instagram. Mais si je suis honnête avec moi-même, il y a une autre raison pour laquelle j'ai passé la majeure partie de ma vingtaine à éviter le tailleur. C'est surtout qu'en tant que femme visiblement grosse, je ne me sentais pas assez méritante pour en porter un - et cela n'avait pas d'importance de toute façon, parce que personne ne fabriquait de costume qui soit réellement mignon ou confortable.
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Le fait est que les gens essaient sans cesse de rabaisser les personnes grosses. Cela arrive lorsque des blagues sont faites à nos dépens ou lorsque des ami·es et des parents soi-disant bien intentionnés nous avertissent que nous n'obtiendrons jamais l'emploi ou le partenaire de rêve si nous ne perdons pas de poids, ou lorsque des publicités nous disent que notre corps est semblable au cancer. Lorsque j'ai obtenu ce premier stage dans un magazine féminin, et qu'on m'a ensuite proposé un poste à plein temps dans le domaine de la mode et de la beauté dans une autre publication, j'ai pu voir le choc sur le visage de certains de mes pairs. Comment quelqu'un comme moi peut-il décrocher un emploi comme celui-là ? Un travail dans la mode et la beauté, notamment ? Après tout, ce sont des industries qui ont, historiquement, célébré certains types de beauté et de corps par-dessus d'autres (une beauté et un corps que je n'ai tout simplement pas).
Par conséquent, le "mérite" n'était pas quelque chose que je ressentais en moi avant de me rapprocher de la trentaine. Ce n'est que lorsque j'ai passé des années immergées dans des communautés féministes et fat-positive que j'ai réalisé mes forces personnelles - comme mon empathie, ou ma capacité à établir des liens avec les autres par l'écriture, ou ma persévérance face au harcèlement et aux nombreuses leçons de vie, ou, tout simplement, ma silhouette robuste qui me porte à travers tout cela. Quelles que soient les origines problématiques des tailleurs féminins - les femmes ne devraient pas avoir besoin de "s'habiller comme des hommes" pour se sentir ou être considérées comme compétentes, et aucun style vestimentaire ne devrait être expressément déterminé "masculin" ou "féminin" en premier lieu - la caractéristique cruciale attribuée à ce look est le "pouvoir". Bien que les gens puissent définir ce mot différemment, je n'étais pas vraiment prête à m'habiller "puissamment" jusqu'à ce que je me sente précisément comme ça.
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Les changements que j'ai commencé à percevoir en moi et dans mon sens de la valeur ont coïncidé avec des changements importants dans le monde de la mode des grandes tailles - ce que je ne crois certainement pas être une coïncidence. Au contraire, je pense que le travail des défenseurs des personnes rondes a fait prendre conscience à de nombreux détaillants et designers que les personnes grosses ne constituent pas un marché de niche intéressé uniquement par les jupes évasées et les robes trapèze. À l'heure actuelle, il y a plus d'options de vêtements plus-size que jamais auparavant. Cela ne veut pas dire que le travail est terminé (les personnes qui portent les plus grandes tailles en plus-size n'ont toujours pas autant de choix et la plupart des personnes grande taille sont limitées aux achats en ligne uniquement) mais nous avons plus de variété qu'auparavant.
Dans la nouvelle ère de la fatshion, on a assisté à l'avènement des vêtements de sport grande taille ; des costumes aux couleurs vives, des imprimés audacieux, des tissus scintillants et des classiques sur-mesure, tous conçus spécifiquement pour les grandes tailles. Je n'ai pas pu leur résister. Ces looks aident à soulager mon syndrome de l'imposteur lorsqu'il se manifeste encore. Ils me rappellent que, malgré l'anxiété occasionnelle qui me dit le contraire, j'en fais assez. Je suis une mère, une écrivaine, une amie et une personne qui se sent en confiance dans son corps malgré les nombreux messages quotidiens qui me disent que je ne devrais pas.
Les jours où je lutte pour m'approprier mon expertise ou l'un de mes attributs positifs, je peux enfiler un pantalon et blazer tailleur rose avec des boutons dorés qui, d'une certaine manière, traduit mon estime pour la féminité, l'ambition et la sensibilité à la fois. Les jours où je me sens confiante, je peux utiliser un deux-pièces violet audacieux pour personnifier l'idée que je mérite de prendre de la place. Comme ma mère l'a peut-être toujours suspecté, je peux me glisser dans un ensemble à carreaux jaunes et savoir que je suis digne de succès (tout type de succès). Je peux me rappeler que ma grosseur - mon indiscipline - est en fait une force.
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