"Quand on est une femme, on nous apprend dès l'enfance à se montrer polie et respectueuse. À se comporter d'une certaine manière, à écouter autant qu'à parler et à agir d'une certaine façon dans la conversation. Mais l'alcool ne respecte aucune de ces règles. Il bouleverse complètement ces conventions".
Emma Tilley est une étudiante de 25 ans qui travaille dans l'hôtellerie. Nous discutons sur Messenger d'une étude récente publiée par Global Drug Survey, selon laquelle les femmes "regrettent" leur consommation d'alcool environ un tiers de plus que les hommes. Trente-neuf pour cent des femmes interrogées regrettent d'avoir bu au cours de l'année écoulée, contre 29,6 % des hommes. Les femmes ont également déclaré regretter à 39 % plus souvent un épisode sexuel induit par l'alcool et être 17 % plus angoissées le lendemain.
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"La culpabilité est le maître mot", partage Emma pour décrire les horreurs de la gueule de bois. "Je me reproche chaque interaction que j'ai eue. Je me blâme en pensant que c'est ce que les autres attendent de moi".
Une recherche de 2016 publiée dans la revue en ligne BMJ Open révélait que les femmes, au niveau mondial, boivent désormais presque autant que les hommes. Ici aussi les enquêtes de l'Institut National de Prévention et d'Education en Santé le confirment : en France, entre 2010 et 2014 le taux d'ivresses régulières chez les femmes a doublé alors qu'il est resté stable chez les hommes. Mais pourquoi les femmes sont-elles plus susceptibles d'éprouver de la honte et des regrets après une soirée bien arrosée ?
Selon l'historien David W. Gutzke, 70 % des femmes britanniques affirmaient s'abstenir de boire de l'alcool en 1960. Ce n'est que dans les années 1990, avec l'essor de la culture dance music et l'adoption par le Royaume-Uni de ce que l'Institute of Alcohol Studies appelle la "féminisation évidente des produits alcoolisés, des espaces de consommation et de la culture de la boisson", que les femmes ont vraiment commencé à faire la fête avec les hommes.
Karine Gallopel-Morvan, professeure des universités, spécialisée en marketing social à l'Ecole des hautes études en santé publique (EHESP) se fait l'écho de cette idée dans un article Libération et estime qu'il y a eu une accélération du phénomène ces dix dernières années : "[...]j'ai le sentiment qu'il y a une accélération [de la stratégie marketing visant à séduire les femmes par l’industrie de l’alcool] depuis une dizaine d'années avec l'affaiblissement de la loi Evin dû au lobbying intense de l'industrie de l'alcool".
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Dans la culture du monde occidental, nous avons tendance à blâmer les femmes. On tend à considérer les femmes ivres comme "négligentes". Nous voyons un homme qui boit beaucoup comme un bon vivant. D'une manière générale, nous sommes beaucoup plus indulgents avec les hommes.
Ann Dowsett Johnston
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"J'ai souvent fait des choses folles et dangereuses sous l'emprise de l'alcool. Mais si je faisais ça, c'était surtout pour voiler ma sensibilité : je ne me sentais pas bien dans ma peau et je cherchais à créer des liens", explique-t-elle. "Le lendemain, le regret et la honte d'avoir été ivre morte pouvaient alors être ressentis comme une punition contre la solution que j'avais trouvé pour tenter de pallier mon anxiété sociale. Le comportement excentrique que j'exhibais parfois pendant un blackout contrastait fortement avec les besoins essentiels d'une personne qui boit pour se donner du courage".
Ann Dowsett Johnston est l'autrice de Drink : The Intimate Relationship Between Women And Alcohol. Au cours d'un appel Zoom depuis son domicile situé juste au nord de Toronto, elle me dit que "dans la culture du monde occidental, nous avons tendance à blâmer les femmes. On tend à considérer les femmes ivres comme "négligentes". Nous voyons un homme qui boit beaucoup comme un bon vivant - on se dit qu'il a une bonne descente. D'une manière générale, nous sommes beaucoup plus indulgents avec les hommes".
Une étude réalisée en 2011 par l'université du Sussex prouve que les deux poids, deux mesures, auxquels les femmes sont déjà confrontées dans presque tous les autres domaines de leur vie, sont également présents dans le domaine de la consommation d'alcool. S'adressant à des étudiants à l'université, l'étude a révélé que des caractéristiques telles que "l'ivresse publique" étaient perçues comme plus "masculines" et que les participants modifiaient souvent leur mode de consommation pour qu'il corresponde à leur identité de genre. Une autre particularité de la recherche sur l'alcool tient au fait que, selon un certain nombre d'articles universitaires, avant les années 1990, celle-ci portait presque exclusivement sur les hommes.
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Peut-être en raison de la façon dont la société leur fait sentir qu'elles devraient boire avec modération, les femmes sont également beaucoup moins susceptibles que les hommes de suivre une cure de désintoxication ou de demander de l'aide en cas de dépendance à l'alcool - un autre symptôme de la stigmatisation de la consommation d'alcool basée sur le genre. "Il est très difficile d'amener les femmes à se détacher de leurs obligations - en particulier les mères. Cela est dû à nos notions culturelles des rôles que les femmes sont censées jouer", ajoute Ann.
"Les femmes ont tendance à boire pour des raisons différentes, comme le stress, l'épuisement et l'anxiété", poursuit-elle. "Les hommes quant à eux boivent plus souvent pour s'amuser". Ce dernier point de vue est largement partagé par la Dr Emma Davies, qui a dirigé les recherches de l'enquête mondiale sur les drogues.
"L'une de nos études a révélé que les choses embarrassantes étaient davantage portées en médaille par les hommes - alors que pour les femmes, elles soulevaient une question de sécurité", explique Davies. "Il y a un fort sentiment de vulnérabilité - se réveiller le lendemain matin en pensant que quelque chose aurait pu vous arriver", ajoute-t-elle. "Toutes les femmes ont une anecdote : une amie dont un verre a été drogué, ou qui a été suivie jusque chez elle, ou d'un homme qui agit de façon déplacée dans une boîte de nuit".
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Dès le plus jeune âge, on nous fait passer le message qu'il faut faire attention - et d'une certaine manière, on se reproche de s'être soûlées alors que ce n'est pas de notre faute.
Dr Emma Davies
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Les événements de ces derniers mois ont fait ressurgir des sentiments déjà vifs concernant la question de la sécurité des femmes - de la mort de Sarah Everard à la sortie du film Promising Young Woman. Selon les statistiques de l'Observatoire Étudiant des Violences Sexuelles et Sexistes dans l'Enseignement Supérieur, les faits de violence physique sont plutôt commis en soirée ou en week-end hors du campus : c'est le cas pour 56 % des viols, 76 % des violences sexuelles sous l'emprise de l'alcool ; 24 % des personnes ayant été victimes de violences sexuelles étaient sous l'emprise de l'alcool. Et pourtant, ce sont bien trop souvent ces victimes qui doivent répondre à des questions sur le fait d'avoir "trop bu". Alors que le nombre de condamnations pour viol, déjà lamentablement bas, continue de baisser cette année, faut-il s'étonner que la majorité des victimes de viol dans une étude de 2015 se reprochent les faits ?
Nous pourrions donc supposer que les sentiments de reproche, de honte et de regret que les femmes ressentent lorsqu'elles abusent de l'alcool sont en grande partie des symptômes d'actes commis par des hommes abjects. "Les femmes se culpabilisent et pensent que si elles n'avaient pas bu, cela ne serait pas arrivé", explique Davies. "Dès le plus jeune âge, on nous fait passer le message qu'il faut faire attention - et d'une certaine manière, on se reproche de s'être soûlées alors que ce n'est pas de notre faute. Les femmes ont aussi le droit de boire !"
Alors, que nous réserve l'avenir en ce qui concerne les femmes et l'alcool ? Peut-être qu'avec la génération Z qui boit moins (bien que les jeunes de 16 à 24 ans prennent des niveaux records de kétamine et aient augmenté leur consommation de cocaïne de 73 % depuis 2013), cela sera moins inquiétant dans les années à venir. Mais pour celles qui continuent à consommer de l'alcool, et alors que le monde s'ouvre à nouveau, cela reste une préoccupation. De manière pragmatique, Ann dit que les femmes doivent continuer à compter leurs verres et à boire avec modération mais il semble que faire tomber la honte et la stigmatisation autour de la consommation d'alcool repose - comme toujours - sur l'éducation des cœurs, des esprits et des hommes.