Je me souviens de ce jour où j’ai fait une crise d’angoisse tellement intense que mes colocataires ont dû m’amener aux urgences. Pendant que l’un d’eux attendait le taxi en bas, l’autre a couru me chercher des chaussures pour l’hôpital. Elle est revenue avec de vieilles tennis. La légende dit que je lui aurais lancé un : « Je vais pas porter de chaussures plates, t’es folle ou quoi ? ». Ça vous donne une idée d’à quel point j’étais conditionnée à porter des talons.
C’est dur à croire aujourd’hui, quand on me voit les doigts de pied à l’air dans mes Birkenstock. J’avais l’habitude de prendre des anti-douleurs avant de sortir en boîte, juste pour pouvoir supporter la douleur de mes escarpins. J’avais l’habitude de travailler en talons non-stop, du matin au soir, à gambader dans la ville comme une gazelle figurante au remake du Roi Lion. J’avais constamment des ampoules et les pieds en sang, et le fait est que j’en tirerai presque une forme de fierté. Heureusement, les choses ont changé. Nous sommes maintenant entrés dans l’air du talon plat.
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Ça a commencé avec les derbies, puis les slippers et enfin les sneakers, qui ont remplacé les talons aux pieds des femmes. Dans ce réveil des consciences, on a même vu des bottes de randonnée entrer à la Fashion Week, suivies des ugly sandales et autres ugly sneakers. Quant autrefois les ballerines servaient de plan B en fin de soirée, aujourd’hui, c’est elle qui font le show. Même mes espadrilles compensées me semblent « trop » parfois. Je les ai porté l’autre soir, et je me souviens avoir passé la soirée à regretter le confort de mes superga.
Mais le plus fort dans tout ça, ce n’est pas tant le fait qu’on ait abandonné les talons hauts (en baisse de 7% entre 2017 et 2018 selon Mintel). La mode nous a habitué à délaisser telle tendance pour une autre, le temps d’une saison. Sauf que cette fois-ci c’est différent. C’est différent parce que la plupart d’entre nous ne sont pas prêtes à faire marche arrière. J’ai même remarqué que j’avais mal aux pieds rien qu’en regardant un talon de plus de 5 cm, un peu comme si mes pieds parlaient pour moi. « Cherche pas, je peux pas. Me demande pas ça. »
Et si cette baisse de popularité s’observe déjà depuis des années, ce n’est que récemment que je me suis posée la question existentielle : est-ce que je remettrai un jour des talons ?
J’ai engagé la conversation sur Twitter et les réactions se sont vite faite sentir. « J’arrive pas à croire qu’avant je portais des talons tous les jours. » « Je porte des tennis tous les jours depuis des années. Tellement plus confortables. »
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La consultante de mode Susannah Davda confirme que le marché a considérablement changé au cours de ces dernières années. « Ça a commencé comme une lubie pour le plat, puis on a fini par s’habituer au confort au point de ne plus vouloir reporter de talons. On s’est rendu compte que ça n’avait pas de sens de sacrifier le confort pour le style. »
C’est une question que la journaliste de mode Hannah Rochell – auteure du livre et fondatrice du blog En Brogue – se pose depuis des années. « Quand j’ai lancé mon blog en 2012, c’est parti d’une frustration. Celle d’avoir du mal à trouver de jolies chaussures plates. » nous dira Hannah. « J’ai entendu tellement de femmes me dirent qu’elles en avaient marre des talons mais qu’elles continuaient d’en porter, faute d’alternatives. »
Surtout que dans certaines industries, le port du talon chez les femmes était tellement inscrit, qu’on n’osait pas dévier à la norme. Surtout si c’était pour porter des chaussures de mamie. On se souvient par exemple de Nicola Thorp, qui avait poussé un coup de gueule après que son entreprise - le cabinet de consulting PricewaterhouseCoopers – lui a demandé de rentrer chez elle car elle ne portait pas de talons. A l’époque, Thorp avait réussi à obtenir suffisamment de signatures pour faire étudier le cas au parlement, sans suite. En ce moment-même au Japon, le hashtag #KuToo fait trembler les entreprises conservatrices qui imposent le port du talon aux femmes.
Même pour un mariage ou un rencard, nous sommes de plus en plus de femmes à ne plus se sentir obligés qu’on se pointe en talons. Pour Alicia, 41 ans, les ballerines se sont même révélés comme un soulagement. « Il y a encore quelques années, même si vous portiez une super tenue, le fait de porter du plat vous faisait passer pour une nana qui n’ose pas, quelqu’un de pas très moderne et qui n’avait rien compris à la mode. J’aime le fait que les mentalités et la mode a évolué au point que porter une robe avec des Stan Smith est encore plus cool qu’avec des talons. » Même constat pour Marianne, qui disait qu’ « avant elle le portait jamais de plat passé la nuit tombée. » Elle s’était même fait faire tatouer des stilettos Louboutin sur la jambe, tellement les talons faisaient partie d’elle. Aujourd’hui, l’idée de porter des talons tous les jours la terrifie.
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Beaucoup des femmes à qui j’ai parlé ont eu le déclic pendant une grossesse, quand le besoin de confort est tel qu’on arrive plus à s’infliger la douleur d’un talon haut. Pour d’autres, c’est une blessure au pied qui les aura contraintes à porter du plat - pour ne plus jamais vouloir faire marche arrière. Puis il y a les blessures causées justement par les talons, comme les chevilles ou genoux foulés. « J’ai appris que j’avais raccourci mes ischio-jambiers à force de porter des talons tous les jours. Mon chirurgien m’a dit que c’était assez hallucinant de voir à quel point ça avait atteint mes muscles. J’ai fini par arrêter de porter des talons ce jour où j’ai fini par agoniser quelque part à un mariage, incapable de me lever à cause de la douleur que je ressentais. On a dû me faire porter des baskets pour que je réussisse à me déplacer. J’ai appris plus tard que j’avais un névrome de Morton, un syndrome héréditaire qui me donne l’impression de constamment marcher sur quelque chose de pointu. Apparemment, les talons ont exacerbé le processus.
Il y a l’âge qui joue, aussi. Comme beaucoup de femmes de ma génération (les trentenaires aujourd’hui), je me souviens avoir porté des talons tout le début de ma vingtaine. Ca avait même commencé à l’adolescence. Et même si je me surprends toujours à admirer les chaussures à talons dans les boutiques ou dans les magazines, et même si ça me fait rire de repenser aux fins de soirées pieds nus avec mes copines, où l’on finissait le pied douloureux et le ventre rempli au fond d’un kebab, je n’ai plus du tout envie de remettre le couvert. Comme si moi et toute une génération de femmes avions fini par voir les talons pour ce qu’ils sont : séduisants, sophistiqués, mais aussi absurdes.
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La vérité, c’est que les talons peuvent nous rendre plus puissantes, mais aussi plus vulnérables. Ils nous ralentissent et peuvent même nous blesser. Ils nous élèvent tout comme ils nous invalident. Ils boostent notre ego mais nous rendent plus fragiles aussi. Là est tout le paradoxe. Comment nous font nous sentir les talons ? Mal à l’aise et inconfortables. Mais aussi sexy et féminine, même si on crie de l’intérieur. « Je me suis cassée la cheville dans des escarpins stilettos à 20 ans. Mais ça ne m’a pas arrêtée » nous dit Sophie, 28 ans. « J’adore les talons. J’adore l’allure qu’ils procurent, et je suis féministe pourtant. J’ai l’impression qu’ils complètent mon look mieux que n’importe quelle chaussure. Le problème, c’est quand il ne s’agit plus d’être belle. Les talons deviennent une corvée la minute où vous devez faire autre chose que vous tenir debout ou les jambes croisées. »
Comme beaucoup de conventions imposées aux femmes, comme le fait de se maquiller, de porter des soutiens-gorges ou de s’épiler, on ne sait plus trop si les femmes qui s’y conforment le font par choix ou par sentiment d’obligation. Certes, on peut aimer les talons, mais peut-on vraiment être sûr que cette attrait vient de nos goûts personnels, quand on a grandi dans une société qui a glorifié les longues jambes et les talons vertigineux sur plusieurs siècles ? Il y a bien une raison pour que beaucoup d’entre nous se tiennent sur la pointe des pieds devant le miroir de la cabine d’essayage, même quand il n’y a personne pour nous voir.
Bien sûr, des talons de 12 aux Birkenstock, il y a tout un univers, ce qui veut dire aussi qu’on a le choix de varier les plaisirs. Mais ce qui est sûr, c’est que les femmes se sentent justement plus libres de faire des choix. J’ai même rencontré une femme qui n’avait jamais vraiment mis de talons me dire qu’elle s’y était mise à 32 ans, justement parce qu’elle ne voyait plus ça comme une obligation mais un vrai choix. Maintenant qu’elle a l’argent pour payer le taxi, l’idée d’aller en boite en stilettos la ravit.
Donc est-ce qu’on a vraiment fait la peau aux talons ? Sûrement que non, et ils continueront d’avoir cet attrait presque subversif pour certains hommes et femmes. Ce qui devrait rester par contre, même si les talons venaient à devenir la grande tendance de la saison prochaine, c’est notre besoin de confort. Comme le conclut très bien Susannah Davda : « quand les talons redeviendront à la mode - ce qui je pense devrait se produire - on aura de plus hautes attentes envers eux. Le futur de la chaussure féminine sera confortable ou ne sera pas. »