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Trois confinements plus tard : “je crois que j’ai oublié comment être sociable”

Illustration par Jessica Meyrick.
Je suis fixée sur un message WhatsApp. Il provient d'une de mes amies les plus proches et contient des dates et des adresses de restaurants. À l'approche de la levée du confinement et de la réouverture des restaurants, elle a fait des réservations comme si sa vie en dépendait. Je sais qu'elle verra que je l'ai lu. Parfois, j'envie les générations plus anciennes, dont les interactions sociales et la correspondance n'étaient pas aussi surveillées et sujettes à une analyse excessive. "Si hâte", tape-t-elle, voyant que je n'ai pas encore répondu. Je pose mon téléphone et regarde par la fenêtre le coucher de soleil - l'une des rares choses qui a ponctué les journées interminables de cette dernière année. Je veux répondre mais je ne peux pas. Ou, peut-être, je ne veux pas.
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Aujourd'hui, je passe presque tout mon temps chez moi, dans mon appartement T1. Il y a un peu plus d'un an, mon monde était plus large. Je dormais chez moi, mais je vivais en dehors - dans des cafés, au bureau, dans des bars, des restaurants, chez d'autres personnes. Dans un pub près de chez moi, j'étais ce qu'on pourrait appeler une habituée, je tutoyais le personnel. J'avais une relation tout aussi amicale avec le type qui dirigeait mon restaurant préféré. Il n'y avait rien de spécial à mon sujet ou à propos de mon expérience. Être un·e habitué·e, c'est, par nature, être typique. Aspirant·e, peut-être, mais de la manière la plus ordinaire qui soit. C'est pourquoi les intrigues des sitcoms à succès, mais ordinaires, partent d'un endroit où la vie de tous les personnages converge : Central Perk dans Friends, The Planet dans The L Word.
Hors écran, dans la vie réelle, ces espaces sont connus sous le nom de "troisième lieu". Ce concept a été développé par le sociologue Ray Oldenburg en 1989 pour désigner les environnements sociaux partagés qui sont nécessaires pour créer un sentiment de communauté et permettre un engagement civique dans la société. Votre domicile est le premier lieu, votre travail le deuxième et les espaces communs - pubs, cafés, restaurants - le troisième. Ces lieux sociaux, écrit Oldenburg, "accueillent les rassemblements réguliers, volontaires, informels et joyeusement anticipés d'individus au-delà des domaines de la maison et du travail" et, loin d'être superficiels, ils sont à la fois le fondement d'une démocratie fonctionnelle et cruciaux pour notre bien-être car ils offrent un soutien psychologique.
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La vie sans communauté a produit pour beaucoup un mode de vie consistant principalement en un trajet aller-retour domicile-travail. Le bien-être social et la santé psychologique dépendent de la communauté.

Ray Oldenburg
"La vie sans communauté", a déclaré Oldenburg, a produit "pour beaucoup, un mode de vie consistant principalement en un trajet aller-retour domicile-travail. Le bien-être social et la santé psychologique dépendent de la communauté". Il n'est peut-être pas surprenant d'apprendre, selon l'enquête CoviPred de Santé Publique France, qu'aujourd'hui 20 % des Français·es souffrent d’un état dépressif et 21 % souffrent d’un état anxieux. L'enquête dévoile aussi une augmentation de 4 points, par rapport au niveau hors épidémie, des pensées suicidaires au cours de l'année qui concernent 9 % des Français·es.
Parfois, je me dis que j'ai été plus heureuse avec moins l'année dernière - moins d'obligations sociales, d'engagements, de gueules de bois dans mon calendrier. Avant tout cela, j'avais, au dire de tou·tes·s, une vie sociale florissante mais normale. Je sortais, je restais chez moi, j'appréciais les deux et je n'en pensais pas grand-chose. Mais quelque chose m'est arrivée lors du premier confinement. Ou peut-être que c'est moi qui l'ai provoqué ?
Les jours passaient. Je ne voyais personne. J'en suis venue à redouter mes appels téléphoniques et mes invitations Zoom, non seulement parce qu'ils étaient remplis de nouvelles de ce qui me semblait alors être des souvenirs d'une vie ancienne et lointaine - des drames relationnels, des ruptures, des choses qui demandaient de l'attention - mais aussi parce que les gens me demandaient ce que j'avais fait et que la réponse était "rien". Avais-je oublié comment socialiser ? N'en avais-je tout simplement pas envie ?
Alors que la France retrouvera bientôt ses troisièmes lieux préférés - à savoir les terrasses des restaurants, cafés et bars -, tandis que certain·e·s attendent avec impatience le coup d'envoi, d'autres sont inquiet·e·s et anxieu·ses·x. Pendant des mois, nous avons été coupé·e·s de nos communautés, passant d'interactions en personne avec des gens dans des lieux animés à nous-même essayant de comprendre notre propre existence. Donc, si en rentrant dans le nouveau monde, vous vous sentez un peu paralysé·e par le stress d'avoir eu un cercle social réduit, vu uniquement dans des contextes sociaux limités pendant si longtemps, vous n'êtes pas seul·e.
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Le Dr Heather Sequeira est psychologue consultante. Elle explique qu'elle voit "de plus en plus de personnes demander de l'aide pour une anxiété sociale accrue, un stress social et, fait intéressant, des inquiétudes intenses concernant leur apparence". L'anxiété liée à notre apparence, note Heather, a été appelée "Zoom dysmorphie" et est probablement due au fait d'avoir été tellement exposé·e à notre propre visage sur Zoom et les appels vidéo. "J'ai aujourd'hui plusieurs nouveaux clients qui souffrent de ce problème", explique-t-elle, "et je constate que ce phénomène, qui était autrefois davantage associé à la jeune 'génération Snapchat et Instagram', touche désormais une tranche d'âge beaucoup plus large de la société. Des personnes qui n'avaient jamais eu ces problèmes auparavant font état de taux très élevés d'anxiété et de préoccupations sociales (voire d'obsessions) après une exposition excessive à leurs propres images et à celles des autres sur les écrans - en scrutant, comparant et analysant sans cesse leur apparence".

Aujourd'hui 20 % des Français·es souffrent d’un état dépressif et 21 % souffrent d’un état anxieux.

Tous ces changements, combinés au fait que nous avons peut-être davantage vu nos propres réflexions que celles d'autres personnes, rendent le retour à la socialisation en face à face naturellement intimidant. "Au cours de l'année écoulée, poursuit Heather, nous nous sommes partiellement adaptés ou du moins habitués à un niveau plus faible de 'données sociales'. Nos cerveaux se sont 'habitués' à traiter moins de données dans les situations sociales, la plupart du temps". Cela s'explique par le fait qu'un très grand nombre de nos interactions ont été filtrées par des écrans d'ordinateur et de téléphone.
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Lorsque nous nous connectons derrière un écran, ajoute Heather, "nous ne percevons pas toutes les subtilités des expressions faciales et de la posture corporelle - nos cerveaux ont tout simplement moins de choses à analyser. De plus, les interactions sociales en face à face peu fréquentes que nous avons connues ont tendance à être 'transactionnelles' plutôt que sociales : cela signifie que les expériences sociales ont été en grande partie plus prévisibles, pendant des périodes plus courtes et impliquant un éventail beaucoup plus restreint de dynamiques sociales". En personne, il y a tellement plus à assimiler : les gens parlent par-dessus les autres, ils sourient, ils rient, leurs corps expriment sans mot toute une gamme d'émotions.
"Au fur et à mesure que nous revenons à une vie sociale en face à face, notre cerveau doit se réhabituer à l'ensemble des données", explique Heather. Au début, cela peut sembler accablant et épuisant. Nous pouvons nous sentir anxieu·se·x et avoir envie d'éviter tout cela.
"Il est assez courant de ressentir de la contrariété, de l'agitation, de l'anxiété, etc. lorsque nous nous habituons à devoir traiter à nouveau l'ensemble des données", poursuit-elle. "L'exemple de la contrariété ressentie face à des personnes qui parlent en même temps est intéressant. Je pense que nous trouvions probablement ce comportement légèrement agaçant avant le confinement, mais que cette réaction a maintenant atteint le niveau de contrariété et d'irritation parce que votre cerveau doit travailler beaucoup plus dur (à un niveau inconscient) pour filtrer l'excès de stimulation sociale où les gens se disputent notre attention tout en supprimant l'envie de dire aux gens de se taire et de parler l'un après l'autre".
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Le côté introverti de nombre d'entre nous a pu bénéficier d'un répit bienvenu, car il n'a pas eu à "lutter" contre le stress social, à afficher un "visage confiant" et à devoir constamment se retrouver dans des situations sociales.

Dr Heather SequeirA
Si tout cela semble épuisant, c'est parce que ça l'est. Et cela pourrait expliquer pourquoi le retour à la socialisation dans les troisièmes lieux qui nous ont tant manqué et que nous souhaitons ardemment retrouver ressemble à une arme à double tranchant. Heather note qu'un autre problème est que ce changement va "exacerber les choses pour le côté plus introverti de nous-mêmes". Un grand pourcentage de personnes sont ce que l'on appelle des ambiverties. Cela signifie qu'elles ont un mélange de tendances extraverties et introverties. Cependant, Heather affirme que "le côté introverti de nombre d'entre nous a pu bénéficier d'un répit bienvenu, car il n'a pas eu à 'lutter' contre le stress social, à afficher un 'visage confiant' et à devoir constamment se retrouver dans des situations sociales". Il s'ensuit que notre stress, notre agitation et notre anxiété peuvent augmenter de manière significative lorsque nous retournons dans un monde qui valorise la sociabilité.
Nous, les trentenaires, sommes la première génération à porter le fardeau de toujours savoir ce que font nos ami·e·s et nos connaissances grâce aux réseaux sociaux, de voir la vie des autres se dérouler en temps réel et en boucle. Cela a engendré la peur de manquer quelque chose ("fear of missing out", FOMO) et incité d'autres personnes à contrecarrer cette peur en essayant de trouver une joie de manquer quelque chose ("joy of missing out", JOMO). Mais au-delà des acronymes conçus pour nous donner un aperçu concis de sentiments complexes, il existe une vérité plus fondamentale sur notre expérience de la vie moderne : parce que tout le monde est visible, parce que nous sommes visibles, nos comportements et nos identités sont toujours construits et justifiés par rapport à la vie des autres. Pendant ces confinements, cela a été diminué.
Il faudra un certain temps pour se réadapter, pour naviguer à nouveau dans des situations sociales de troisième lieu. Celles et ceux d'entre nous qui sont resté·e·s le plus souvent à la maison devront prendre le temps de définir leur identité en tant que membres d'une communauté, en se rappelant et même en réévaluant qui elles et ils sont lorsque lorsqu'elles et ils sortent dans ce monde, entouré·e·s d'autres personnes et pas seul·e·s. "Les situations sociales peuvent initialement nous donner la 'gueule de bois d'introvertis'", explique Heather. "Elles pourraient nous rendre plus fatigués, dépourvus d'énergie, plus agacés et nous pourrions connaître plus de disputes ou de perturbations dans nos relations avec les personnes qui nous entourent". Cependant, cela deviendra plus facile au fil du temps.
"Cette réponse au stress devrait diminuer progressivement au cours des semaines qui suivent", ajoute Heather. "Le simple fait d'être conscient de ces facteurs et des raisons pour lesquelles nous ressentons un stress accru peut aider. Notre cerveau est en train de se réadapter à la vie sociale, alors apportez cette connaissance et cette conscience à la situation et soyez bienveillant envers vous-même et les autres. Le retour à la normale se fera progressivement au fil des semaines".
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