Je n'étais pas là le jour où mon grand-père est décédé, mais j'ai été là plusieurs fois quand on lui a annoncé qu'il ne lui restait plus beaucoup de temps à vivre. Il y a eu cette fois en 2007. Puis en 2011 et au début de l'année 2018, au cours de ses nombreuses hospitalisations. A chaque fois, il m'a reproché de ne pas venir le voir assez souvent. Je me souviens de cette soirée pendant l'été 2018, où moi et ma soeur étions à son chevet, pendant qu'il dormait dans son lit d'hôpital, dans le salon. « Il va mourir, c'est sûr » nous avaient dit les docteurs. Il n'est pas mort ce soir-là.
PublicitéPUBLICITÉ
Puis il a été transféré en gériatrie, et j'allais le voir en pleurant. Je faisais déjà mon deuil alors qu'il était encore en vie. Si bien que lorsqu'il est mort, je n'ai pas su comment réagir.
Pendant plus d'une décennie, j'ai entendu ma grand-mère parler de ses craintes, de la vie sans lui....Elle savait que sa maladie (une infection chronique qui obstruait ses poumons) ne ferait que de s'empirer. Au fil des années, elle a fini par devenir son infirmière. J'imagine que c'est la réalité qui se cache derrière l'expression « jusqu'à ce que la mort nous sépare. » Et même si elle avait l'air de s'être résoluée à ça, il m'est souvent arrivé de me dire qu'elle le faisait par défaut. Parce qu'elle ne savait pas quoi faire d'autre. « J'aimerais bien faire une croisière. » m'a-t-elle dit un jour. Puis, quelques jours plus tard : « il y a ces petits appartements en bas de la rue. Mes amis sont tous en train d'y aménager progressivement. »
Après les funérailles, je suis allée chez elle. On a pris un thé. On est restée là, en silence, la porcelaine dans les mains. Puis on s'est mis à faire le tour de la maison. Il fallait qu'on fasse nos cartons pour le nouvel appartement qu'elle venait d'acheter, celui dont elle me parlait parfois. Dans le salon, il y avait cet énorme cellier. Je n'avais jamais fait attention, mais il était remplis de verres en cristal. « On ne s'est jamais servi, tu sais. On réservait ça pour les grandes occasions. Tu les veux ? »
Après les funérailles, je suis allée chez elle. On a pris un thé. On est restée là, en silence, la porcelaine dans les mains. Puis on s'est mis à faire le tour de la maison. Il fallait qu'on fasse nos cartons pour le nouvel appartement qu'elle venait d'acheter, celui dont elle me parlait parfois. Dans le salon, il y avait cet énorme cellier. Je n'avais jamais fait attention, mais il était remplis de verres en cristal. « On ne s'est jamais servi, tu sais. On réservait ça pour les grandes occasions. Tu les veux ? »
PublicitéPUBLICITÉ
J'étais venue pour aider ma grand-mère, mais aussi pour commencer mon deuil. Quand quelqu'un meurt, il n'y pas que les souvenirs qui nous rattachent à eux. Il y aussi tous les objets qui leur appartenaient. A mesure qu'on faisait le tour de l'appartement, je me rendais compte que ma grand-mère faisait aussi le deuil de sa vie. Elle avait passé son temps à attendre de pouvoir faire des choses qu'elle ne pouvait plus faire aujourd'hui. Elle savait ce que ce n'était qu'une question de temps avant que sa santé se détériore et que tout ce qu'elle avait rêvé de faire « un jour » lui serait bientôt impossible.
Ma mère est pareille. Sa maison est remplie de bougies de grandes maisons de parfumerie, qu'elle n'utilise jamais. Pour quelqu'un qui a grandi dans un milieu modeste, économiser est une seconde nature. Quelque chose qui ne disparaît pas facilement, même quand on gagne tout à coup bien sa vie. Les « occasions spéciales » se font juste de plus en plus élaborées. Je me demande souvent ce qu'elles attendaient, au fond. Un événement extraordinaire comme la visite du pape ou du premier ministre, peut-être.
Au fond, il y a deux types de personnes : celles qui épargnent « au cas où », et celles qui dépensent leur argent là tout de suite, utilisent l'argenterie et vivent dans l'instant, parce qu'elles savent qu'elles ne l'emporteront pas dans la tombe. Ce genre de dilemmes nous occupe depuis des milliers d'années, quand on y réfléchit. Déjà à l'époque des Romains, des philosophes comme Horace nous recommandaient de « vivre l'instant présent » (le fameux carpe diem). « A l'instant même où je vous parle, écrit Horace, le temps passe et le vin coule. Mieux vaut donc ne pas trop attendre de l'avenir. » Un motto qui sera repris plus tard par les Strokes et même Drake, sous le nom de « You Only Live Once » (YOLO, pour les intimes).
PublicitéPUBLICITÉ
Peur de casser la porcelaine de Chine ? Ou vos lunettes de soleil de marques ? Ou peut-être que vous craignez de vous retrouver le coeur brisé à la suite d'une relation ? Ou encore de vous retrouvez avec des dépenses imprévues après un beau voyage ? Ma grand-mère ouvre le second cellier de la salle à manger. « Je pense que je prends celui-ci par contre. » Elle montre un plat à service, aussi en porcelaine de chine. Je réalise qu'il fait partie du service qu'elle me montrait plus tôt. « Ça vient du Japon, on appelle ça de la porcelaine Noritake. On réservait ça pour une occasion spéciale, mais tu vois, maintenant je m'en servirai tous les jours. »
Quand mon grand-père est mort, j'étais en vacances en Grèce, sur une île uniquement accessible en bateau. Athènes ou Santorini sont à 7 heures de trajet. J'ai pensé à annuler mes vacances et retourner immédiatement en France. Puis j'ai repensé à toutes ses « fausses alertes » et j'ai voulu garder espoir.
Je ne sais pas si vous devriez dépenser tout votre argent plutôt que d'économiser pour les coups durs. Ni éviter de penser au lendemain. Mais s'il y a bien quelque chose que ma grand-mère m'a appris, c'est à ne pas attendre d'avoir de la visite pour boire dans des verres en cristal. Car être en vie suffit déjà à rendre la chose spéciale.
PublicitéPUBLICITÉ